Relâche
Jour de repos. Le matin qui traîne, le matin comme je l'aime. Sous la couette encore, j'entends Paolo se préparer. Bruits de tasse, eau qui coule, armoires qu'on ouvre, rumeurs derrière les volets clos.
Hier soir, après la lecture d'une entrée d'Annie Strohem*, lu quelques passages de Jean Santeuil, relevés il y a quelques mois dans le petit carnet que je garde près de mon lit. J'ai aussitôt pensé à Florence, Florence dont il est question un peu plus bas, sous la plume alerte et joviale de Papistache.
Les lieux sont des personnes à qui l'humanité qui est en nous a donné une physionomie de lieux – non pas humaine, car c'est une physionomie de lieux, mais une physionomie de personne, de personne qui se configure avec une cathédrale sur une falaise, un enfoncement d'estuaire dans le lointain, des champs surélevés quand on sort dans la campagne après une petite ville. Physionomies qui font que rien ne nous les remplace, que nous pensons bien souvent au plaisir de les revoir, physionomie qui est en nous autant qu'en eux, que rien qu'eux pouvaient nous donner, mais que rien que nous ne peut, peut–être, leur donner [...] trésor qui ne peut se conserver que dans un seul écrin, la mémoire, et ne peut se faire pressentir aux autres que par une sorte d'allusion : la poésie.
• Marcel Proust, Jean Santeuil, "Quarto", Gallimard, pp. 395-396, 2001.
Firenze, depuis le Ponte delle Grazzie, © Chiara
Ma Florence est ainsi faite, faite de mes regards, de mes amours, mais aussi de ceux qu'elle a provoqués en moi, c'est-à-dire, faite de tous ces autres regards portés sur elle.
Le monde nous transforme, le monde nous brûle et nous fait sien ; mais chacun de nous transforme le monde et nous sommes tous des voleurs de feu. Et je suis sûre que ces "écrins-là", ces trésors de nos mémoires respectives, trouvent ailleurs, c'est-à-dire chez d'autres personnes, en d'autres lieux, leurs clefs. On entre parfois dans le souvenir de l'autre, on y entre par mégarde, par vouloir, par écart, par magie, par amour. On y entre sans se faire voir parfois, sans se faire connaître, on souffle seulement, on souffle la part inconnue de cet autre qui regarde le monde. C'est aussi, me semble-t-il, le sens de la visite.
* Je regrette d'ailleurs la fermeture des commentaires chez Annie Strohem, j'aurais aimé lui demander plus de précisions sur l'appréciation qu'elle fait de Proust... Si d'aventure, vous me lisiez Annie, sachez que mes commentaires vous sont ouverts.